« Au lycée Henri-IV, en ces années-là, la vie commune de la Khâgne pouvait suffire à occuper un homme et à dispenser de toute étude, sans qu’on risquât pour cela de tomber dans une ennuyeuse oisiveté. » En dehors du lycée, ces années-là (1932-1935) sont marquées, en France, par une agitation politique et sociale et assombries par des menaces de guerre.
Deux jeunes gens qui ont appris à lire y apprennent à penser : l’un, Philippe Merlen, toujours soucieux de s’engager et d’agir, se verra dix ans plus tard acculé au suicide ; dans la France de l’après-guerre, l’autre, Emmanuel Peillet, en viendra à créer une Société de Recherches Savantes et Inutiles dont les statuts précisent qu’elle « n’engage à rien », mais « dégage au contraire dans tous les sens du mot dégager et du mot sens ».
Fondateur du Collège de ’Pataphysique, le survivant s’est plus tard efforcé de retracer l’histoire de cette amitié – soit celle des pensées, mais aussi des faits et gestes du milieu clos d’une « grande école » où l’on feint de ne pas travailler, où l’on se frotte aux idéologies et où l’on consacre beaucoup de temps et d’énergie à se moquer des professeurs dans des « revues de fin d’année » en espérant contre toute raison et, pour la plupart, contre toute attente, ne pas finir comme les plus ridicules…
C’est le récit de cette histoire spéculative, c’est-à-dire réfléchie et reflétée, qui est ici publié et accompagné d’autres textes « autobiographiques » d’Emmanuel Peillet. On y découvrira un jeune homme lisant les Gestes et Opinions du docteur Faustroll (mais aussi Platon et Kant), lecteur hébraïsant des Psaumes, amateur de latin néo-classique, imbibé de religion (catholique), fasciné par un musicologue autodidacte qui réinvente le grégorien et fera enregistrer Guillaume de Machault, chef de demi-chorale improvisé, dessinateur, metteur en scène, lecteur impécunieux qui achète des livres à prix de gros pour alimenter, fût-ce en le suscitant, l’appétit des Khâgneux plus fortunés, sans oublier de les lire lui-même au passage…
Se voulant sans concession, cette histoire anecdotique et méditée est celle d’une amitié au premier coup d’œil : c’est ainsi que se nouent les amitiés légendaires et héroïques, « comme Pantagruel trouva Panurge, lequel il ayma toute sa vie » – dans ce cas, toutefois, les deux amis ne moururent pas jeunes ensemble (comme Nisus et Euryale), et ne vécurent pas longuement l’un et l’autre (comme Énée et Achate) : la Parque trancha le fil de la vie de l’un en laissant l’autre seul au milieu de la sienne avec le souvenir des ententes et des disputes ; mais, miséricordieuse à sa manière, elle ne lui laissera pas le temps de profiter de sa retraite...